Du japonisme à Hector Guimard, l’influence des arts graphiques japonais dans l’Art nouveau

C’est lors des Expositions Universelles de la fin du XIXe siècle que l’on a pu voir à l’œuvre les premiers échanges culturels et artistiques qui contribuèrent à donner un nouveau visage à la modernité. Ces grands rassemblements ont miniaturisé les échanges entre nations, notamment à Paris, et favorisé l’émergence de l’Art nouveau grâce au japonisme. La production graphique du célèbre architecte Hector Guimard ne dérogea pas à la règle.

La diffusion et l’influence du japonisme à Paris

  • Katsushika Hokusai, Les Trente-six vues du mont Fuji (29e vue), 1831-1833

On peut dater le début de l’intérêt des artistes parisiens pour l’art japonais au moment de l’Exposition Universelle de 1867. Le goût pour l’objet de fabrication artisanale, pour l’estampe et pour l’écriture manuscrite est intimement lié à la culture graphique japonaise de l’époque. Son rapport à l’artisanat contribua à influencer les artistes et architectes de l’Art nouveau. Au départ dans les cercles de connaissance du marchand d’art japonais Tasamasa Hayashi, et des collectionneurs comme Edmond de Goncourt (le célèbre écrivain et créateur de l’académie Goncourt), Raymond Kœchlin (président du Conseil des Musées Nationaux entre 1922 et 1931) ou Émile Guimet (créateur du musée Guimet), l’engouement pour les arts du Japon se diffusa aussi dans les groupes artistiques parisiens avec Bonnard, Toulouse-Lautrec, Manet, Monet, Whistler…

C’est en maniant le « pinceau des Japonais qu’Edmond de Goncourt avait mis à la mode dix ans plus tôt »¹ cette écriture, avant la parution du premier caractère typographique japonisant. Ce caractère, l’Auriol, a été créé en 1903 par George Auriol. Malgré le fait qu’ « il était réservé à Georges Auriol de nous donner le romain au pinceau ou très exactement l’écriture typographiée…»², sa provenance japonaise est moins forte que l’influence qu’il aura par la suite dans l’Art nouveau.

L’Auriol, Georges Auriol, Police de caractères, G. Peignot & Fils, 1901 – Sacrés caractères – Auriol par France Culture

Le Grasset, caractère typographique créé en 1898 par Eugène Grasset, et distribué par la même fonderie typographique, Georges Peignot & Fils, sera lui aussi représentatif de cet engouement pour l’écriture manuscrite. Ces deux typographies se distinguent par l’influence qu’ont eu les instruments d’écriture sur leur forme (le pinceau japonais pour l’Auriol, et la calame pour le Grasset). Elles sont représentatives du développement de l’Art nouveau dans l’ensemble des arts décoratifs, dont Hector Guimard s’est servi autant dans l’architecture, le mobilier et dans la mise en forme de sa propre identité graphique.

L’Essor de l’Art Nouveau à travers les arts décoratifs

  • Première page des Œuvres de Geoffrey Chaucer, illustration gravée sur bois d’Edward Burne-Jones, édition Kelmscott Press, 1896

Lui aussi architecte, Eugène Grasset connaissait bien Hector Guimard. Ensemble, ils cofondèrent la Société des artistes décorateurs en 1901. Cette idée se situait dans le contexte européen de développements des arts appliqués. L’association prolongeait les théories du mouvement Arts & Crafts de William Morris, écrivain et créateur de sa propre maison d’édition / imprimerie / fonderie typographique Kelmscott Press, sur le modèle des « private press ». L’idée était de favoriser les échanges entre les artistes et les artisans, ce que le courant du japonisme avait initié à Paris.

Le retour à l’artisanat anglais était bien différent du projet décoratif de l’Art nouveau français : « c’est ce que n’avait pas manqué de faire William Morris, le réformateur socialiste et préraphaélite dont le programme explicite consistait, en tout, à faire résolument demi-tour et à remonter le cours du temps en direction du treizième siècle sans aucun relais intermédiaire. La différence, c’est que chez Morris, le texte la lettre et l’image sont également médiévalisants »³. Les intentions du projet français étaient tout à fait inverses, car l’industrie était mobilisée pour produire des objets en accord avec son temps. Dans les arts graphiques, ces nouvelles typographies étaient principalement utilisées pour la réclame⁴.

L’identité graphique d’Hector Guimard

  • Hector Guimard, Exposition Le Castel Béranger, 1900

C’est au regard de ce contexte aux influences multiples que l’on peut comprendre la production graphique d’Hector Guimard. Le Castel Béranger construit entre 1894-1898 en est le premier exemple. C’est lors d’une exposition dans les salons du Figaro, le 4 Avril 1899, que ses aquarelles représentant le Castel seront pour la première fois présentées au public. Il dessina lui-même l’affiche de l’événement ainsi que le lettrage qui la compose. L’influence de Grasset y est très forte et l’interprétation des formes organiques issues de l’écriture manuscrite est plus libre. On observe une exagération des contours des lettres qui les rapproche des formes de ses meubles ou du dessin des pièces de fontes préfabriquées dont il se servira pour la construction des édicules du métro parisien.

  • Hector Guimard, Plan d’édicule arrondi, 1900, Paris

C’est à la suite du concours lancé en 1899 par la Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris (CMP), ancêtre de la RATP, qu’Hector Guimard construisit les fameux édicules parisiens. L’appel à candidature fut un échec : aucun représentant de l’Art nouveau n’avait répondu présent⁵. Le banquier Adrien Bénard, président du conseil d’administration du CMP et grand collectionneur d’Art nouveau (dont la salle à manger est reconstituée au Musée d’Orsay), demanda finalement à Hector Guimard de dessiner l’ensemble de ces édicules. Après l’inauguration du métropolitain en 1900 lors de l’Exposition Universelle, on comptera jusque 167 ouvrages de Guimard. Sur les plans du projet, on peut voir le style graphique de Guimard s’affiner. Les éléments métalliques, le dessin du lettrage « Metropolitain », ainsi que sa propre écriture s’inscrivent dans une même cohérence graphique.

  • Edicule Guimard, station de métro Nation, Paris. Photo : Aurélien Vret

Le mot « Métropolitain » qui figure sur chaque édicule, n’était pas conçu à l’époque pour être lu comme une signalétique, le nom de chaque station présent sur les quais était par contre dessiné en caractères bâton. Leur conception fut confiée à des ingénieurs qui les reportèrent sur des dalles de faïence⁶. Comme pour l’Auriol, les lettrages Art nouveau n’avaient qu’une fonction artistique : ils renvoyaient à l’identité graphique du mouvement. Sur les photographies prises à Paris à la station Bastille et à la station Nation, on peut voir aussi l’utilisation du lettrage de Guimard pour afficher le nom de la station ainsi que les lignes de métro qui s’y arrêtent. À la suite d’une commande de la RATP, ces inscriptions ont été redessinées en 2000 sur ordinateur par le designer graphique David Poullard (en collaboration avec Julien Gineste), dans le cadre d’un programme de restauration des 67 édicules d’Hector Guimard.

  • Villa Jassedé, 41 rue Chardon-Lagache

Bien avant l’architecte Peter Behrens, précurseur du mouvement moderne et fondateur en 1907 du Werkbund Allemand⁷, on observe les prémisses d’une identité visuelle que Guimard a appliqué à son travail et à la promotion de son œuvre. L’architecte français créa d’ailleurs sa propre entreprise sous le nom de « Fontes Artistiques pour Constructions, Fumisteries, Articles de Jardin et Sépultures, Style Guimard» à la suite de cette commande pour le métro parisien. Cette idée est présente dans les dessins et reproductions de plans provenant de sa main. Chacune de ses planches est signée, à la façon dont un artiste d’avant-garde signe ses peintures. Le souci d’émancipation de l’architecte devenu à la fois artiste et entrepreneur est également repérable lorsqu’il signe son édifice dans la pierre, avec le même lettrage que le Castel Béranger. À travers ces choix graphiques qui accompagneront sa communication, Hector Guimard est naturellement associé à l’identité du style Art nouveau qui s’imprimera jusque dans la mise en forme de son propre nom. Cet exemple préfigure la naissance du marketing moderne et de l’image de marque qui aura lieu tout au long du XXe siècle. Ce que Peter Behrens, influencé lui-même par l’Art nouveau, créa sept ans plus tard avec la conception de l’identité visuelle de la firme allemande AEG⁸.


¹ voir Fernand Baudin, L’effet Gutenberg, Edition du cercle de la librairie, 1994, p.296

² François Thibaudeau, Manuel français de la typographie moderne, Bureau de l’édition, Paris, 1924

³ Fernand Baudin, L’effet Gutenberg, Edition du cercle de la librairie, 1994, p.294

⁴ « Nous tenons encore une fois à le bien déclarer : ce que nous traitons ici, c’est plus spécialement la partie de la typographie concernant les impressions commerciales et les travaux de réclame, celle qui est le plus apte à se ressentir des besoins et à épouser les formes du goût moderne. »4 François Thibaudeau, Manuel français de la typographie moderne, Bureau de l’édition, Paris, 1924

⁵ Roger-Henri Guerrand, GUIMARD (Hector) 1867-1942, Encyclopédie Universalis

⁶ Cette configuration sera également retenue à l’époque pour le métro new-yorkais : voir Paul Shaw, Helvetica and the New York City Subway System : The true (Maybe) story, Blue Pencil Editions, New York, 2009, p1-11

⁷ voir Robin Kinross, La typographie moderne, éditions B42, p.80-84

⁸ voir Lewis Blackwell, Typo du 20e siècle, Flammarion, 2004, p.22


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