Il y a des expositions qui vous laissent indifférent, d’autres qui vous marquent profondément. L’exposition Fétiche, présentée du 10 avril au 31 mai 2014 à la galerie Sator, faisait assurément partie de la deuxième catégorie.
L’exposition réunissait une sélection d’œuvres récentes de Gabriel Leger (artiste né en 1978, diplômé de l’Ensad, révélé lors du Salon de Montrouge 2008, et exposé entre autres dans le cadre du parcours hors les murs du YIA, au musée du Louvre ou en ce moment à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne) réalisées essentiellement à partir de bitume : une substance exploitée par l’homme depuis des millénaires, utilisée notamment dans le processus de momification en Égypte antique. Principalement employé aujourd’hui pour la réalisation de routes ainsi que par l’industrie pour ses propriétés imperméabilisantes, le bitume est connu aussi pour sa toxicité.
Chez Gabriel Leger, le bitume est tantôt appliqué au pinceau sur un support en plastique (du mylar), tantôt en bain dans lequel sont immergés partiellement ou intégralement des objets, avec le danger évident que ça implique. Entre ses mains, le bitume révèle des qualités esthétiques inattendues : couleur d’un noir profond, surface lisse, brillance… Mélangé à de l’essence, celui-ci offre de belles nuances de bruns et d’ocres (cf reproduction de Finis Terræ ci-dessous). Les travaux présentés à la galerie mettaient ainsi en tension un sentiment d’attirance et de répulsion mêlées.
À l’inverse d’une pièce plus ancienne de l’artiste non-exposée à la galerie, L’Ecclésiaste (2013), recouverte d’une poudre de fusain très instable et volatile, le bitume forme une croûte solide sur les objets présentés dans Fétiche, empêchant leur manipulation : les pages du journal exposé se retrouvent collées et donc impossibles à feuilleter, les chansons d’amour enregistrées sur les disques vinyles deviennent inécoutables.
L’exposition offrait une histoire du monde depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, avec un accent mis sur le XXe siècle, depuis le naufrage du Titanic (une représentation de la photographie de l’iceberg ayant « coulé » le navire) jusqu’au premier pas sur la lune (un exemplaire du journal France Soir paru le 22 juillet 1969) en passant par la découverte de la tombe de Toutankhamon en 1922 (une reproduction du cliché du sceau protégeant l’entrée). Par un jeu de télescopages, Gabriel Leger faisait dialoguer antique et contemporain, à l’image de la pièce Vase canope (2014), associant -sur le principe d’un cadavre exquis- un jerrican datant de la Seconde Guerre mondiale avec un fragment d’un objet égyptien, rappelant l’usage multimillénaire du bitume.
Une exposition parcourue non seulement de références historiques mais aussi littéraires (deux lignes de L’Ecclésiaste gaufrées sur une feuille de plomb à l’entrée de la galerie, le palindrome médiéval In Girum suspendu plus loin), musicales (des disques vinyles des années 50 enduits de bitume encadrés au mur), artistiques (une réinterprétation du Carré noir de Malévitch accroché dans un angle) et cinématographiques (reproduction de trois captures d’écran du Le Miroir d’Andreï Tarkovski).
Fétiche préfigurait les nouveaux travaux de Gabriel Leger (que vous pouvez retrouver sur sur son site internet). Début 2015, le bitume lui servit par exemple, pour la série Sour Times, à figer des souvenirs plus personnels, fétiches de sa propre histoire.